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– Où étais-tu ? Je me suis inquiétée à mort !
C’est Laurine, ma colocataire, qui parle. Pour ma part, j’ai le cerveau embué, comme si je me réveillais d’un profond sommeil. J’essaye de me concentrer, de faire le point sur la situation.
Je suis debout, dans l’entrée de l’appartement que je partage avec deux autres étudiantes, enfin, que je partageais, Emma, l’autre colocataire a quitté les lieux le mois dernier. En l'occurrence, c’est Laurine qui me parle, la main sur mon avant-bras, tout en m’observant avec des yeux, certes inquiets, mais également interrogateurs.
– Je suis sortie pour aller à mon rendez-vous chez le coiffeur.
Je recolle peu à peu les morceaux. Je me rappelle clairement annoncer à Laurine que m’absente une petite heure, que j’ai un rendez-vous chez le coiffeur. Je me souviens plaisanter sur le fait que ce n’était pas du luxe, que ça faisait bien trois mois que je disais qu’il fallait que j’y aille. Je prend mon sac sur la commode, et là, plus rien.
– C’était il y a trois jours !
Trois jours ? Comment est-ce possible ? Je prends soudainement conscience que j’ai les bras chargés. Ok je suis en train de porter six ou sept sacs remplis de vêtements que je ne me rappelle pas avoir achetés. C’est étrange, certes, mais ce qui est encore plus étrange, c’est que je ne porte plus, mais alors plus du tout la même tenue que celle avec laquelle je suis sortie, d’après Laurine, trois jours plus tôt. Mon jean délavé et mon teeshirt beige ont été remplacés, de mon point de vue, par un long manteau cintré en cuir noir, avec un volumineux col de fourrure et l’extrémité des manches assorti, sous lequel j’ai été affublée d’un corset en dentelle rouge et noir, qui fait pigeonner mes seins. Si je me penche en avant, je constate que je porte une longue jupe en velours noir (je crois détecter un thème). Je pense que mes jambes sont enserrés dans des cuissardes, et que je porte un string et un porte-jarretelle, mais il me faudra vérifier pour être sûre. Je pousse un juron, auquel Laurine rétorque par un :
– Oui, tu l’as dit. Tu m’expliques ? – Je me rappelle de rien.
– Comment ça, “de rien” ?
Le mélange d’inquiétude et d’interrogation dans le regard de Laurine vient de laisser place à 100 % d’interrogation.
– Je me rappelle clairement être sortie de l’appartement, d’avoir pris mon sac sur la commode, et d’avoir passé la porte…
– Oui ?
– … et plus rien.
– Tu veux dire que tu as un trou noir de trois jours ?
– C’est ça.
?Là, le visage de Laurine repasse du mode interrogateur au mode inquiet. Après une légère pause, elle laisse échapper un :
– Houlà.
– Quoi, houlà ?
Là, c’est moi qui suis inquiète, pour le coup.
– Tu veux dire que tu ne t’es pas regardée dans un miroir depuis trois jours ?
– Non, je te dis, je ne me rappelle de rien !
– Tu te rends compte que tu portes des vêtements pour le moins, hum, comment dire ?
Extravagants ?
– Je te promet que je suis autant étonnée que toi.
– Bon, tu devrais aller jeter un oeil dans le miroir.
Elle me montre du doigt le grand miroir du salon. Je suis hors champ. Alors que je m'apprête à la contourner, je sens sa main se serrer sur mon avant-bras. Elle ajoute :
– Tâche de ne pas péter un fusible, s’il-te-plaît.
Je lâche les sacs qui m’encombrent, et m’approche de la glace. Mon coeur bat la chamade. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Hors champ, je lisse ma robe (réflexe de fille conditionné), j’expire un grand coup, et fais le pas de côté qui me manque pour être face au miroir en pied. En commençant par le sol, j’inspecte lentement mon reflet. Mes pieds sont en effet enchâssés dans ce qui semble être des bottes de cuir à talon haut. Je dis “semblent”, parce que à partir de la cheville, la vue de mes jambes est entravée par la longue jupe de velours noir, bientôt suivie par le bas du manteau qui est décidément très long. Je continue à remonter, mes mains entrent dans le champ, et je constate qu’elles sont décorées de longs faux ongles rouge carmin. Ok. Le corset rouge et noir me fait une taille de guêpe, et je suis moi-même étonnée de ne pas avoir plus mal à respirer (en même temps, il est possible que je le porte depuis trois jours). Je continue mon inspection, jusque là peu de nouvelles informations, ce qui fait que le choc est d’autant plus brutal. Qui est cette fille qui me regarde dans le miroir ? c’est la première pensée qui me vient en tête lorsque mon regard croise enfin celui qui m’est renvoyé.
Laissez-moi résumer rapidement la situation. Je suis une fille plutôt simple, j’aime la beauté au naturel. Enfin, quand je dis naturel, ce n’est bien sûr pas la mode hippie avec le cheveux gras, des poils sous les aisselles et l’odeur de patchouli, mais plutôt un style classique, jeans, teeshirts, petites robes noires quand je veux faire un peu habillé, pas trop de maquillage, vous voyez ? Je porte mes longs cheveux châtains dans leur couleur naturelle, c’est-à-dire tirant sur le roux, et ma plus grosse extravagance capillaire a été de me faire effiler les pointes l’an dernier.
Enfin, je devrais dire “était” en parlant d’extravagance capillaire, parce la fille qui me regarde actuellement est affublée d’une chevelure couleur aile de corbeau, a l’exception de quelques mèches rouge vif qui viennent encadrer son visage blême, avec des lèvres enduites d’un gloss brillant écarlate et des yeux maquillés au charbon de bois surmontés d’une courte et épaisse frange qui laisse pleinement admirer des sourcils dessinés au feutre noir.
C’est le moment que je choisis pour perdre connaissance.
?Quand je reviens à moi, je suis allongée sur le canapé, et Laurine me tend un grand verre d’eau. Il me semble que d’une part, je n’ai rien de cassé, et que, d’autre part, je n’ai pas rêvé les minutes qui viennent de s’écouler. Un coup d’oeil vers le bas permet de m’en assurer. Je passe en position assise, prend le verre d’eau qui
m’est tendu, avale quelques gorgées et le pose sur la table basse.
– Tu aimes mon nouveau look ?
J’esquisse un sourire narquois. Bon, c’est minable, mais je fais ce que je peux pour détendre l’atmosphère, ok ?
– Comment dire… Ça change. Tu es sûre de ne te rappeler de rien ?
– Rien. Nada.
– C’est vraiment étrange. Tu t’absentes une heure, et…
– … je réapparais trois jours plus tard, transformée en “fiancée de Dracula”. Je t’avoue que
j’aimerais bien percer le mystère.
– Si je ne te connaissais pas aussi bien, je serai persuadée que tu me fais une blague,
mais là…
Ouf, Laurine est d’accord sur le fait que ça ne me ressemble pas. Sans être une casse- pieds de première, c’est quand même moi la plus sérieuse de la colocation. Je me coltine les courses, la vaisselle et même le ménage plus qu’à mon tour, et contrairement aux copines, je n’ai jamais été collée aux examens, à passer mon été à bachoter pour la session de rattrapage de septembre.
– Bon, je crois qu’il va falloir commencer l’investigation.
Laurine donne un coup de tête en direction de la montagne de sacs que j’ai ramené de mon périple.
– Ok, mais si tu me permets, “Miss Sherlock”, je vais passer quelque chose de plus confortable.
– Ok, mais fais vite, je ne sais pas si je vais pouvoir me retenir de fouiner bien longtemps.
Je profite de la solitude de ma chambre pour contempler à nouveau mon reflet dans le miroir posé sur ma commode. Je porte toujours mon long manteau de cuir, et, détail que j’avais omis au premier coup d’oeil, un tour du cou en velours noir duquel pend une lourde croix chrétienne en métal vieilli. Je commence par retirer le collier, le pose sur la commode, et me saisis d’un élastique à cheveux dans la petite panière qui contient ce genre d’accessoires. Je rassemble ma chevelure dans un chignon, et vérifie l’allure que j’ai cheveux attachés.
Hormis la courte frange et la couleur pour le moins intense de mes cheveux, je décide, que finalement, je ne m’en tire pas si mal. J’en viendrais presque à trouver ça joli (ce que je n’aurais pas cru possible il n’y a pas si longtemps). Je tire sur une mèche de ma frange entre deux doigts, ça fait vraiment bizarre d’avoir les cheveux si courts. Je décide que je vais mettre du temps à m’habituer. Je tourne la tête d’un côté pour tenter de voir mon nouveau profil, quand je me rends compte que mes oreilles ont été percées. En plus du piercing classique que j’ai depuis mes seize ans, j’ai désormais deux nouveaux trous contigus sur chaque oreille, ainsi qu’un autre du côté droit, sur le haut du cartilage extérieur. Décidément je ne suis pas au bout de mes surprises. J’ôte le long manteau que je jette en travers du lit, ainsi qu’un coup d’oeil sur la table de chevet. Mon réveil indique
?un peu plus de sept heures. J’imagine, vu que la nuit est tombée et le fait que Laurine est bien réveillée qu’il est sept heures du soir, et ouvre ma penderie pour choisir une tenue décontractée.
Nouvelle surprise : ma penderie est vide. Ok, je reste calme. A chaque minute, cette journée prend un tour de plus en plus bizarre. Je commence sérieusement à me demander à quel moment je vais, enfin, me réveiller de ce rêve étrange. Je me dirige vers la porte de la chambre d’un pas rapide et passe la tête dans le salon.
– Laurine ?
L’interpelée se retourne. Comme je m’en doutais, elle n’a pas pu se retenir et une partie des sacs de course a déjà été vidée et est éparpillée entre le sol, le canapé et la table basse.
– Oui ? Excuse-moi, le suspense était insoutenable, je n’ai pas pu m’empêcher de fouiner. Elle se retourne et vient vers moi avec un air faussement contrit.
– Où sont mes vêtements ?
– Ben, dans ta penderie, où veux-tu ? Personne n’est rentré dans ta chambre depuis que
tu t’es évaporée dans la nature lundi après-midi. Pourquoi, il y a un problème ?
Sans mot dire, je la prend par le poignet, la tire dans la chambre, lui montre la penderie, porte ouverte, mais surtout totalement vide et interjette :
– Ça dépend. Soit tu as une explication rationnelle, soit on a effectivement un problème. On a été cambriolées pendant mon absence ?
– Non, je n’ai rien remarqué, en tout cas, il ne me manque rien. J’ai pris une douche et me suis changée en arrivant, je suis passée à la salle de sport à la fin des cours. D’ailleurs, tu ne crois pas qu’un cambrioleur aurait préféré nos ordinateurs portables plutôt que tes fripes ?
Un point pour elle.
– Et puis qu’est-ce qui nous prouve que tu n’es pas passée te débarrasser de tes fringues pendant ton épisode amnésique ?
Laurine marque un second point.
– De toute façon, tu ne risques pas de ne pas savoir quoi te mettre, vu la quantité de vêtements neufs que tu as ramené aujourd’hui !
– Huh ?
C’est au tour de Laurine de me prendre par le poignet et de me traîner dans le salon. Je prend le temps d’analyser la pièce, un peu abasourdie. En effet, à mieux y regarder, la table du salon est jonchée de bijoux : bracelets en argent, bagues, colliers… On peut voir sur le canapé un tutu noir, plusieurs paires de bas, des collants rayés blanc et noir, trois ou quatre teeshirts à l’effigie de groupes de musique dont je n’ai jamais entendu parler (mais qui se sont mis d’accord pour ne pas faire dans la demi-mesure sur l’imagerie macabre). Le sol, quant à lui, accueille plusieurs jupes longues, une mini-jupe en cuir, une trousse de maquillage et un sac de lingerie plein à craquer, duquel dépasse un soutien-
?gorge. Il y a également deux corsets, et je vous laisse deviner la teinte dominante de l’ensemble de la panoplie.
– Bon évidemment, le style est assez marqué, mais comme je te le disais, tu ne risques pas de manquer de vêtements. Bon, je pense que la nuit va être longue, on a beau être jeudi (jour des soirées étudiantes), je ne pense pas aller faire la nouba ce soir. Je te laisse entreposer tout ça dans ta chambre pendant que commande des sushis ?
– Euh, ok.
Il me faut une dizaine d’allers-retours pour déplacer l’ensemble des accessoires. Pendant ce temps-là, Laurine s’est isolée dans sa chambre, j’en profite me déshabiller (ce qui me permet de confirmer que je porte en effet des cuissardes et la complète string plus porte- jarretelle). Je choisi des sous-vêtements propres dans le choix qui m’est proposé, et quoi que j’aurais apprécié une culotte en coton et un soutien-gorge confortable, je ne dispose plus que de dessous affriolants. J’opte pour un string rouge relativement simple et de rester seins nus (ma silhouette longiligne, avec la poitrine de limande qui l’accompagne, me permet de pratiquer le monokini de façon relativement confortable), et couvre le tout avec un teeshirt de groupe de musique de taille XXL. Je repasse au salon et m’assois sur le canapé, en attendant Laurine qui est toujours isolée dans sa chambre.
J’essaye de faire le point sur la situation :
1. J’ai un trou noir de trois jours dans mon emploi du temps.
2. J’ai totalement changé d’apparence entre le moment où je me souviens et le moment
où je me souviens à nouveau. Coupe de cheveux, nouveaux piercings et garde-robe
inclus.
3. Tous mes anciens vêtements ont étrangement disparu de l’appartement, alors que tout
le reste semble avoir été ignoré, et qu’il n’y a pas de traces d’effraction.
Tandis que je réfléchis furieusement à une explication censée, mes mains se dirigent sur la table basse, prennent une cigarette dans le paquet de Laurine, l’allument, et j’expire la première bouffée vers le plafond en me calant au fond du sofa.
L’explication la plus rationnelle serait que la disparition des vêtements a été orchestrée par Laurine, c’est la seule qui a les clés de l’appartement (en dehors de moi-même). En même temps, c’est ma meilleure amie depuis l’enfance, et la seule personne en qu’ai entière confiance. Je me penche en avant pour taper mon clope dans le cendrier, et me m’affale à nouveau, la tête en arrière. C’est étonnant à quel point la posture des yeux vers le ciel aide à la concentration et à la réflexion. Je me suis toujours demandée pourquoi c’était aussi universel, non ? Bref, j’exclus l’hypothèse Laurine de l’équation. En même temps, j’ai moi aussi les clés, et, comme Laurine me l’a fait remarquer, j’aurais très bien pu entrer moi-même dans l’appartement vide, m’auto-délester de mon ancienne garde-robe et repartir incognito. Non, quelque chose ne colle pas, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais comment croire que j’aurais pu faire une chose pareille ? Dans le même ordre d’idées, comment croire que je me suis fait couper et teindre les cheveux, percer les oreilles et…
– Emmeline !
Le retour de Laurine me tire de ma rêverie. Ah, oui, avec toutes ces émotions, j’ai oublié de faire les présentations, je m’appelle Emmeline. Je relève la tête et regarde ma copine d’un air étonné.
?- Oui ?
– Mais, mais… Tu fumes ?
Pour la première fois, je prend pleinement conscience de la cigarette aux trois-quarts consumée que j’ai dans la main. Je l’écrase dans le cendrier d’un geste brusque, comme si elle allait me brûler, ou que je venais de me faire prendre la main dans le sac par mes parents. Je laisse échapper :
– Mais qu’est-ce qui m’arrive, bon Dieu ?
Veuillez noter que je ne fume pas. Je n’ai jamais fumé. Je suis même très fière d’avoir réussi à traverser le lycée sans commencer, alors que la plupart de mes camarades de classe ont, les uns après les autres, cédé à cette vilaine habitude. Même Laurine, qui a tenu jusqu’à l’entrée en université, a fini par succomber, sous le prétexte fallacieux que ça lui coupait l’appétit (alors qu’elle n’avait objectivement qu’une paire de kilos à perdre, à la rigueur). Alors que personnellement, loin de moi l’idée de faire la maligne, mais je n’avais jamais jusqu’à aujourd’hui fumé une seule cigarette.
– Tu viens de me tirer une de mes clopes !
Laurine est abasourdie, à raison. Je bredouille :
– Je ne comprends pas plus que toi, je ne sais pas ce qui s’est passé, je l’ai allumée sans m’en rendre compte, et je ne me suis pas rendue compte que je la fumais.
Temps mort.
– D’ailleurs, je t’en taperais bien une deuxième.
Pourquoi j’ai dit ça ?
C’est ce moment-là que choisit l’interphone pour interrompre la conversation. Laurine part décrocher en ajoutant d’un air désolé :
– Il va falloir vraiment (avec emphase sur le “vraiment”) qu’on découvre ce qui t’es arrivé. Elle décroche.
– Ah, et sympa le teeshirt ! (avec clin d’oeil sur “teeshirt”).
Laurine se charge de réceptionner les sushis pendant que je ramène deux verres, deux assiettes et une bouteille de vin blanc à moitié vide débusquée dans la porte du réfrigérateur. Nous nous attablons.
– Bon, j’ai profité d’être au téléphone pour prévenir la police qu’on t’avait retrouvé.
– Comment ça ? Tu as mis la police sur le coup ?
– Imagine que ta meilleure amie disparaisse pendant trois jours alors qu’elle s’était
absentée “juste une petite heure” ? Et bien je te promet qu’au deuxième jour, tu pars
illico au commissariat le plus proche pour signaler une personne disparue.
– Wahou, tu as fait ça pour moi ?
– Ne fais pas l’imbécile, tu en aurais fait autant pour moi.
?C’est vrai.
– D’ailleurs, tu peux me remercier, je viens de t’éviter une déposition demain matin : je leur ai dit que c’était un malentendu, que tu devais t’absenter trois jours, et qu’on s’était mal comprises, et qu’en plus, ton portable ne passait pas.
– Tu ne crois pas que je devrais y passer quand même ? Je veux dire, j’ai vraiment disparu trois jours…
Sourire.
– Pour leur dire quoi, au juste ? Que tu ne te rappelles de rien et que tu ne sais absolument pas pou
rquoi tu ne ressembles plus du tout aux photos du dossier ? Tu ne crois pas que c’est la meilleure façon de se retrouver internée en asile psychiatrique, sans passer par la case départ, et sans toucher vingt-mille francs ?
– Ok, ok, je vois où tu veux en venir…
Laurine profite de l’intermède pour tremper son maki dans la sauce soja et le glisser dans sa bouche, d’un geste étonnamment sensuel (comment ça sensuel ?).
– Bon, je propose qu’on termine de dîner, puis on va commencer par inspecter ton téléphone, voir si tu as passé des appels pendant ton trou noir. Je peux déjà t’assurer que tu n’as pas décroché pour mes coups de fils, et pourtant… ils ont été intempestifs !
Nous finissons notre repas. Laurine débarrasse les assiettes pendant que je nous ressers un verre de vin, puis je cherche mon sac à main des yeux. Où est-il ?
– Laurine ?
J’entends un “oui” s’échapper de la porte de la cuisine.
– Tu as vu mon sac à main ?
– Non, mais le sac à main que tu avais au bras en rentrant tout à l’heure est posé à côté
de la télé.
En effet, il y a certes un sac à l’endroit indiqué, mais ce n’est pas mon sac. Mon sac (je n’en possède qu’un, qui me suit depuis des années) est une grande besace dans laquelle je stocke de multiples objets plus ou moins utiles au quotidien : baladeur, un bloc de feuilles pour prendre les cours, de multiples stylos et crayons, mon portefeuille, un des livres que je suis en train de lire (je suis une grosse lectrice), brosse à cheveux, divers papiers, genre vieux courriers, listes de courses gribouillées sur des enveloppes usagées, et surtout ce qui nous intéresse au moment présent : mon téléphone mobile. Le sac en question est minuscule (selon mes standards), il est de couleur… vous avez deviné : noire, possède une anse rigide et courte qui oblige à le porter sur l’avant-bras et s’ouvre en soufflet.
Un coup d’oeil à l’intérieur me permet de constater qu’il n’est doté que du strict minimum : un portefeuille de cuir noir (pas le mien), mon chéquier, un stylo, un paquet de cigarettes “Vogue” (vous savez, ces cigarettes longues et fines ?), un briquet à essence affublé d’un bas relief représentant une tête de mort (charmant) et mon téléphone. Une vérification des talons de chèque me permet de constater que je n’ai pas fait de dépenses inconsidérées (qui a payé la nouvelle garde robe ?), à l’exception d’une note de coiffeur un peu plus élevée que d’habitude (ce doit être le tarif coupe plus coloration). Le talon indique
?laconiquement “coiffeur”, ce qui ne me permet pas de savoir si je me suis rendue dans mon salon de coiffure habituel (ça m’étonnerait quand même), ou dans un lieu inconnu (tout de même plus probable). En effet, je me vois mal demander d’un air détaché à ma coiffeuse habituelle quelque chose du genre : “je voudrais une frange courte et une coloration noire avec des mèches carmin”. Bon. Malgré tout, je suis contente de ne pas avoir vidé mon compte en banque pour me constituer une panoplie gothique victorienne complète (ma carte bleue est une carte de retrait, je ne peux pas acheter avec, et je pense que même si j’ai retiré du liquide, mon plafond bancaire me permet à peine de me payer un ou deux des articles qui trônent désormais dans ma penderie).
Je passe au portefeuille. Il contient mes différentes cartes (de fidélité, d’identité, etc.), mon permis de conduire, et une trentaine d’euros en liquide, ce qui est à peu près ce que j’avais en quittant l’appartement. Mis à part le fait qu’il est beaucoup joli (et certainement beaucoup plus cher) que mon vieux portefeuille en tissu à moitié éventré qu’il fallait que je change de toute façon, il ne semble rien manquer.
Le robinet de l’évier de la cuisine cesse de couler, et quelques secondes après, Laurine passe la tête dans l’encadrement de la porte. Elle est en train de se sécher les mains avec le torchon.
– Alors ?
Elle se retourne, jette le torchon en direction du plan de travail et pose à nouveau son regard interrogateur sur moi.
– J’allais regarder le téléphone, a priori pas de surprise niveau chéquier, hormis le règlement pour le coiffeur. Du coup, il semble que quelqu’un d’autre que moi ait payé pour les vêtements.
– Hé hé, t’as de la veine, tu as un généreux mécène ?
Sourire narquois. Tout en consultant la mémoire de l’appareil, je réponds :
– Je sais qu’il ne faut pas mordre la main qui te nourrit, mais en matière de mode, les goûts de mon soi-disant “mécène” et les miens…
Je laisse ma phrase en suspens, concentrée sur mon téléphone. Rien. Pas de coup de fil passé, pas de coup de fil reçu. Il faut se rendre à l’évidence, le portable a été consciencieusement nettoyé. Laurine s’est approché de moi, je l’entend dire par dessus mon épaule :
– Des indices ?
– Rien. Le téléphone a été vidé.
– Ça ne nous avance pas.
– C’est le moins qu’on puisse dire.
Je remet le téléphone dans le sac à main, referme le soufflet et, toujours accroupie, tente un demi-cercle sur moi-même dans le but de poser le sac sur la table basse, sans prendre en compte la position de mon verre de vin que j’envoie nonchalamment valdinguer de l’autre côté de la pièce. Je me jette en avant pour l’attraper au vol (sans succès), ce qui pour effet de tire-bouchonner mon teeshirt et présente une vue plongeante de mon string rouge et de mon dos nu à Laurine qui est toujours placée derrière moi.
?- Mince !
Bon. Laurine doit réagir à mes nouveaux sous-vêtements (qui font partie de la ribambelle de changements de style radicaux auxquels je dois faire face). Je rétorque, en ramassant le verre et me redressant pour lui faire face :
– Tu peux t’arrêter tout de suite, tu as bien du remarquer lors du déballage qu’il n’y a plus de culottes en coton dans ma garde-robe.
– Non, non, ce n’est pas &
amp;ccedil;a ! Tu peux te retourner, s’il-te-plaît ?
Elle me fait pivoter avec une main sur mon épaule, et de l’autre, agrippe le bas du teeshirt pour dénuder mon arrière-train.
– Tu sais, pas la peine d’user de subterfuges, si tu veux me voir nue, il suffit de demander.
Ma remarque acide semble ne faire ni chaud, ni froid à ma colocataire.
– Non, ce n’est pas ça, attends.
Nous restons en position quelques secondes, puis elle lâche le teeshirt, me fait pivoter dans l’autre sens, et pose son autre main, à nouveau libre, sur mon épaule libre.
– Tu es tatouée. – Quoi ?
Je sens mon coeur s’emballer.
– Tu as un tatouage sur le bas du dos.
Je me mets face au miroir du salon et essaye de me contorsionner, le teeshirt remonté sous la poitrine pour avoir une vue dégagée. Pas de doute, j’ai un tatouage, mais difficile de savoir ce qu’il représente avec mon angle de vue.
– Attends, ne bouge pas !
Laurine s’est munie de son téléphone, qui dispose d’un appareil photo. Comprenant le but de la manoeuvre, je lui présente mon dos, et un son factice d’obturation d’objectif nous indique que “le petit oiseau est sorti”. Je saisis l’appareil qui m’est tendu.
Ok. Les cheveux repoussent, les piercings peuvent s’enlever, la garde robe peut être remplacé. Bon, les piercings laissent un trou bien réel, et ma garde-robe ne sera pas instantanément renouvelée avec mes faibles moyens d’étudiante, mais bon, l’idée, c’est que jusque là, aucun changement n’était aussi ostentatoire dans son irréversibilité.
La photographie affichée à l’écran montre le dos d’une jeune fille fièrement décoré sur toute sa largeur et sur une bonne dizaine de centimètres de hauteur. Le tatouage représente un coeur entouré de fil de fer barbelé, encadré par deux grandes ailes noires étendues. Le coeur saigne et quelques gouttes de sang semblent s’en écouler. Dire que je suis choquée est un euphémisme. J’annonce à Laurine :
– Tu m’excuseras, mais j’ai eu mon compte pour aujourd’hui. Je vais me coucher. Elle me répond d’un air affecté :
?- Bien sûr ma chérie, pas de souci.
– Inutile de me réveiller pour les cours demain matin, je pense que je ne vais pas sortir. – Ok, bonne nuit, essaye de te reposer.
Sans mot ajouter, je passe dans ma chambre et ferme la porte derrière moi. Notre appartement dispose de trois chambres et de deux salles de bains, et c’est moi aie hérité de la “suite parentale”, modulo une part de loyer un peu plus importante que les autres filles de la colocation. Du coup, je dispose d’une salle de bains attenante à ma chambre, alors que Laurine et, jusqu’à son départ, Emma, se partagent la deuxième. J’y passe pour me brosser les dents, et me rend compte que je suis toujours maquillée. Qu’à cela ne tienne, je me saisis d’un coton démaquillant sur lequel j’applique ma lotion habituelle, et commence à le passer sur mon visage. Je retire le noir qui cerne mes yeux, le rouge sur ma bouche, le fond de teint pâle, mais mes sourcils dessinés ne se laissent pas démaquiller. Bon, j’imagine qu’ils ont été eux aussi tatoués, mais je n’ai pas la force de m’énerver plus que je ne le suis déjà. Tout ce que je veux, c’est me rouler dans ma couette et dormir. Demain, il fera jour.
Je retourne dans la chambre. Après vérification, le débardeur en coton que je garde sous l’oreiller en guise de pyjama a disparu au même titre que le reste de mes habits. Je me souviens avoir déballé deux ou trois nuisettes en tulle tout à l’heure, je décide que tant qu’à y être, autant utiliser toutes les cartes qu’on a en main. Je me change, et me voilà, cul nu, avec seulement un voile transparent qui protège le haut de mon corps. Ça change du débardeur en coton tout simple dont j’avais l’habitude. Je mets sur cintre mon manteau en cuir qui était resté en travers du lit, me glisse dans ce dernier, et sombre d’épuisement dans un sommeil agité. Les rêves s’enchaînent, tous plus étranges les uns que les autres, et je sais déjà que je ne me souviendrais plus de la plupart d’entre eux le lendemain matin.
Je vois mon corps se couvrir peu à peu de tatouages macabres, alors que je suis impuissante, attachée à des chaînes qui descendent du plafond. Je suis dans une sorte de sous-sol mal éclairé, à l’exception d’un spot de lumière qui illumine impitoyablement ma nudité. Tandis qu’un serpent d’encre semble s’enrouler autour de ma taille, j’entends un rire sardonique, ce qui attire mon attention. Une jeune femme aux longs cheveux roux m’observe, elle est divinement belle, et son visage m’est familier, mais je n’arrive à pas la replacer. Elle porte une longue robe en velours rouge décolletée en “v” et un collier celtique autour du cou. Elle tourne deux fois autour de moi et vient placer sa bouche contre mon oreille, puis susurre :
– Voilà ce que l’on gagne à défier une sorcière rouge.
La lumière change subitement et je suis face à un miroir, j’ai le temps d’entrevoir mon reflet une fraction de seconde avant de me retrouver, en sueur, assise dans mon lit. J’ai le souffle court, et prend lentement conscience que je viens de me réveiller d’un cauchemar. Je tourne la tête vers la table de chevet, le réveil indique midi passé. Ok, j’avais vraiment besoin de sommeil. Je me lève et m’arrête face au miroir posé sur la commode. Bon, je suis pas couverte de tatouages comme dans mon rêve, mais les évènements la veille n’avaient rien d’un mauvais rêve non plus, semble-t-il. Je traverse le salon pour entrer dans la cuisine. Il y a du café de fait, je m’en sers une tasse et prend connaissance du mot laissé par Laurine sur la paillasse : “J’ai fait du café pour toi, repose-toi bien et prend soin de toi. Bises, Laurine”. J’hésite à me préparer un vrai petit-déjeuner, mais décide qu’il est tard, et que je n’ai pas tellement faim. Je ramasse le courrier qui a glissé par la fente de la
?porte, mon café à la main. Un coup d&rsquo
;oeil rapide révèle que les nouvelles du jour sont une facture d’électricité et un prospectus pour de la livraison de pizzas à domicile.
Je termine mon café, et il est temps de passer à la douche. L’eau chaude sur ma peau est agréable et reposante, et après un long moment, je ressors propre et fraîchement shampouinée. Je m’arrête devant le miroir de la salle de bains et mon reflet est presque rassurant. Enroulée dans une grande serviette, et avec une autre serviette en guise de turban sur la tête, pour essorer ma chevelure, on croirait presque retrouver l’ancienne Emmeline. Je libère mes cheveux et l’illusion est subitement brisée. Bon, inutile d’espérer que ma coupe sèche correctement à l’air libre, je m’empare du sèche-cheveux, et un bon quart d’heure plus tard, le brushing a redonné à ma coupe son tombant de la veille, ce qui rend mon visage non maquillé étrangement nu. Je me souviens de la trousse de maquillage que Laurine a trouvé la veille dans la multitude de sacs que j’ai ramené. Je vais la chercher au pied du lit. L’inventaire de son contenu révèle que j’ai tout ce qu’il me faut pour reproduire le look de la veille. Je décide d’essayer de faire un maquillage léger et me saisis du fond de teint.
Tandis que je commence à l’appliquer, je commence à divaguer, à faire des conjectures sur le temps qu’il faudrait pour que ma frange repousse, et qu’après tout, la frange ne me va pas si mal, que peut-être, si elle n’était pas aussi courte, je pourrais songer à la garder… Le “clac” de ma main posant le rouge à lèvre sur le rebord du lavabo me tire de ma rêverie, et je découvre avec stupeur que non seulement, je suis totalement maquillée, mais qu’en plus, je me suis habillée sans m’en rendre compte. Je passe en hâte dans le salon pour voir mon reflet dans le miroir en pied. Ok, je porte des bottes à semelle compensée, des bas rayés blanc et noir, un tutu noir m’arrive à mi-cuisse et s’échancre en volutes de tulle autour de ma taille, surmontée par un corset noir et blanc. Autour de mon cou trône la lourde croix que je portais hier, accompagnée d’une ribambelle de bracelets en argent au poignet et plusieurs bagues assez larges. Quant à mon maquillage, c’est la copie conforme de celui d’hier : teint pâle, lèvres carmin et yeux charbonneux.
La question est : est-ce que je viens de faire un nouvel épisode d’amnésie ? Est-ce que cela veut dire que je peux à tout moment me réveiller à l’autre bout de la ville, sans savoir comment je suis arrivée là ? Ce serait peut-être une bonne idée de prendre rendez-vous chez un docteur, qui sait ? C’est peut-être un problème neurologique grave ! Peut-être d’ailleurs suis-je en train de faire épisode, là, tout de suite ?
Je me force à reprendre en me concentrant sur ce qui m’entoure, et je dois me rendre à l’évidence. Sans en avoir conscience, je me suis assise sur le canapé, et je tiens une cigarette à moitié consumée entre les doigts. Je l’écrase dans le cendrier, et vais chercher mon ordinateur portable, afin de chercher le numéro de téléphone d’un médecin, bien décidée à prendre un rendez-vous rapidement.
Le site de l’annuaire recense trois cabinets médicaux à proximité de l’appartement. Je tente le premier. A l’issue de la discussion avec la secrétaire, j’ai appris que le docteur Durand était totalement débordé, que mon cas ne constituait pas une urgence et que je pouvais passer lundi matin à partir de neuf heures pour une consultation sans rendez- vous. Le répondeur du second médecin de la liste me spécifie qu’il est en congé jusqu’à la fin du mois, quant au troisième, le coup de fil est transféré sur son téléphone portable. Le docteur qui répond est une femme, elle m’indique qu’elle est en consultation à l’extérieur (les bruits ambiants me permettent de deviner qu’elle est en train de conduire). Je lui explique mon cas, et elle me rassure en me disant que ce genre d’épisode n’a en général pas de récidives immédiates, qu’il n’y a pas d’urgence et que je pouvais attendre de consulter mon médecin traitant habituel quand il pourrait me recevoir. En un mot :
?bredouille. Tant que l’ordinateur est ouvert, j’interroge Google, et j’apprends que j’ai été vraisemblablement victime d’un “ictus amnésique”. En dehors de la terminologie exacte, je n’ai pas plus d’infos que celles que j’ai pu glaner auprès de la profession médicale. C’est à moment là que je remarque le clignotement de l’icône dans le coin de l’écran qui indique j’ai reçu de nouveaux courriers électroniques, et je me connecte à ma boite de réception.
Je met à la corbeille quelques messages indésirables quand mon attention est attiré par un message libellé “red_witch”. J’ai comme une impression de déjà-vu quand je clique sur le message pour en découvrir le contenu.
From: RED WITCH <red_witch@mail.com>;
To: Emmeline <emmeline.vidal@universite.bx42.edu>; Subject: Regarde-moi.
Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Attachment : metamorphose#1.mov
Intriguée, je télécharge la vidéo en pièce jointe (ce qui prend un certain temps, il semble qu’elle soit assez longue) et la lance. Après quelques secondes de neige, je vois apparaître à l’écran une scène fixe, avec au premier plan, ce qui semble être un sèche- cheveux. La mise au point a été faite sur le fauteuil, pour l’instant au second plan. L’arrière plan, coupé par une vitrine est une rue piétonne. Je met quelques instants à reconnaître mon salon de coiffure habituel, et c’est au moment où j’entre dans le champ et m’assied dans le fauteuil que je comprends que la caméra est à la place du miroir que l’on trouve habituellement face à la station de coiffure.
J’ai ét
é shampouinée (mes cheveux sont mouillés), et je semble être en train de donner des instructions à la styliste, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je vérifie que les hauts-parleurs sont bien branchés. Ok. C’est donc une vidéo muette. Je me concentre sur ce qui se passe à l’écran. Je me vois faire le signe du plat de la main au niveau du front qui semble indiquer que je souhaite me faire couper la frange. La coiffeuse semble un peu hésitante, mais je la rassure d’une main sur le bras et d’un signe d’acquiescement de la tête. Elle sort du champ et revient avec un chariot, et commence à préparer différents bols, j’imagine pour la coloration. Tandis qu’elle commence à appliquer la couleur sur ma tête, je suis en train de lire un magasine féminin d’un air détaché. Comment est-ce possible ? Ai-je vraiment demandé à être coiffée comme ça ? J’active l’avance rapide. Le travail de coloration continue, puis la coiffeuse place derrière moi un casque chauffant sous lequel je reste à feuilleter le magasine. Je remet en lecture simple au moment nous sortons toutes les deux du champ. Je me vois reprendre place sur le siège quelques instants plus tard, j’imagine à nouveau shampouinée.
La styliste commence par épointer les longueurs, ce qui n’est pas très intéressant sous cet angle de vue, puis tourne le fauteuil à quatre-vingt dix degrés. Je referme le magasine que j’étais en train de lire, le pose sur mes genoux, tandis qu’elle coiffe mes cheveux en avant, en passant derrière mes oreilles les mèches destinées à rester longues. Elle attache en arrière la plus grosse partie des cheveux qui ne vont pas tarder à devenir ma frange, et coupe soigneusement la fine mèche laissée libre sous mes sourcils, ce qui est étonnamment raisonnable, sachant que la frange que je porte est beaucoup plus courte
????
?que ça. Le mystère est résolu rapidement, mon fauteuil est tourné face à la caméra et je me vois ausculter ma frange fraîchement coupée en tournant la tête de gauche à droite. Je me tourne vers coiffeuse, échange quelques mots avec elle, puis elle remet le fauteuil en position de coupe, replace la mèche déjà courte de quelques coup de peigne, et sans autre forme de procès, la recoupe impitoyablement trois centimètres plus haut. Elle dégage une nouvelle mèche longue, la peigne par dessus la précédente, puis lui octroie le même sort que la précédente. En à peine quelques minutes, mon front se retrouve couvert d’une frange courte et épaisse.
Vient ensuite la session séchage. Le brushing commence par la frange que je vois prendre forme sur mon front, puis c’est au tour du reste de ma chevelure, de la nuque vers le sommet du crâne, qui, à mesure qu’elle change de texture sous l’effet de la chaleur, révèle peu a peu sa couleur définitive. La styliste fixe le tout avec un nuage de laque, puis retire la cape. J’échange quelques mots avec la coiffeuse, puis nous sortons du champ, l’écran devient noir.
Je m’apprête à couper la vidéo quand une autre image s’affiche, où l’on me voit de dos, allongée sur une table, un homme assez corpulent aux cheveux long attachés en catogan en train de travailler sur le bas de mon dos. Je porte maintenant la jupe rouge avec laquelle je suis rentrée, et il semble que je sois torse-nu. On le voit s’affairer ainsi quelques minutes, puis il place un pansement sur le tatouage qu’il vient de terminer. Je m’assois dos à lui et remet mon corset sans prendre la peine de vérifier son travail. Mes sourcils sont totalement rasés lorsque je m’allonge côté pile. La vidéo coupe au moment où le tatoueur approche son aiguille de mon visage.
Je reste quelques minutes hébétée à fixer l’écran noir de mon ordinateur. Mes mains prennent une cigarette dans le paquet, et je décide de les laisser faire, j’ai besoin de me concentrer. Si on récapitule :
1. La vidéo porte à croire que, bien que ne je ne rappelle absolument pas de ce qui s’est
passé, j’étais consciente et consentante, j’étais même demandeuse lors de mon
passage chez le coiffeur et chez le tatoueur.
2. Qui est “Red Witch” ? Je ne connais personne sous ce pseudonyme dans mon
entourage, et le message, pour le moins laconique, ne me donne pas beaucoup
d’indices.
3. Qui a pris ces vidéos ? Il faudra que je passe au salon de coiffure pour glaner des
informations sur la façon dont s’est déroulée la séance, et j’aurai peut-être le fin mot de l’histoire concernant l’enregistrement de la vidéo.
Je reste à ruminer ce que je viens d’apprendre, à essayer de tourner les indices dans tous les sens, sans succès. Il faut bien se rendre à l’évidence, je n’ai rien de Columbo ou du Commissaire Moulin ! C’est mon estomac qui me tire finalement de ma rêverie. Je regarde l’heure, et m’aperçois qu’il est près de dix-sept heures. J’écrase mon mégot et passe à la cuisine me faire une petite collation. Je décide d’opter pour la simplicité et me sers un bol de céréales. Je sais, c’est mal sur le plan diététique, mais bon, j’ai le droit, non ? Je finis mon bol et prend un bouquin, et c’est le bruit des clés dans la serrure qui me tire de ma lecture.
Je vois Laurine franchir le pas de la porte depuis ma position lovée sur le canapé. Je lui lance :
– Hello ! Bonne journée ?
– Bof, tu sais les cours, rien d’extravagant. Et toi ?
?Je décide de passer sous silence l’épisode de la vidéo pour l’instant.
– Levée midi, j’ai essayé de joindre un docteur pour l’amnésie, mais je n’ai pas réussi à avoir de rendez-vous. Apparemment, ce n’est pas grave, ça peut attendre lundi.
– Quelque chose t’es revenu depuis hier ?
– Rien. Mais j’essayerai de passer au salon de coiffure demain pour savoir s’ils peuvent
m’aiguiller sur quelque chose.
– Ça me parait un bon départ.
Elle ôte son manteau, le jette en travers d’un fauteuil, et il est rapidement rejoint par son écharpe. C’est le moment où elle rem
arque le cendrier plein.
– Tu as re-fumé ?
– Oui, j’ai eu des absences pendant la journée, comme hier soir.
– Tu es sûre que ce n’est pas grave, c’est quand même inquiétant, non ? Tu ne veux pas
que je t’amène à l’hôpital ? Ils peuvent peut-être te faire des examens ?
– Non, non, écoute, je ne suis pas mourante.
Laurine passe à la cuisine et revient prendre place dans le fauteuil en face de moi. Elle a ramené une bouteille de vin et deux verres. Elle ouvre le flacon et nous sert.
– On boit l’apéro ?
– Hé, c’est vendredi, non ? Je t’annonce tout de suite, comme tu n’es pas mourante, je
sors en boite ce soir ! Je vois d’ailleurs que tu as décidé d’adopter le look gothique, finalement ! Sympa le tutu, ça te tente de te montrer en soirée ?
Je fais une mine un peu dépitée.
– Je ne sais pas si j’ai vraiment envie que les copains me voient comme ça.
– Ecoute, il va bien falloir que tu quittes l’appartement à un moment donné, non ?
– Oui, tu as raison.
– Bon alors c’est décidé, on sort ensemble ce soir ! Si tu me le permets, je vais faire une
petite sieste, je prend une douche, on mange un morceau et la nuit est à nous. On a décidé de se retrouver au “Hell’s”, pour faire plaisir à Pierre, tu sais le nouveau mec de Julie, tu sais, le métalleux ?
– Ah ?
Elle vide son verre et se dirige vers sa chambre. Avant de fermer la porte, elle lance, avec un sourire en coin :
– Je pense que ton nouveau look ne détonera pas avec le lieu, et, qui sait, peut-être que tu trouveras un nouveau petit copain ? Vous pourrez vous entraîner à faire des bébés vampires !
Elle se permet un clin d’oeil avant de fermer brusquement la porte pour éviter le coussin que j’ai lancé dans sa direction. Ok. Donc je sors ce soir. Après tout, Laurine a raison, comme je ne vais pas renouveler ma garde-robe rapidement et que ma frange ne risque pas de repousser de si tôt, il va bien falloir que je présente au monde la nouvelle Emmeline. Je me replonge dans mon bouquin.
Deux heures plus tard, Laurine, en tenue de sortie de douche fait irruption dans le salon tout en se séchant les cheveux. Pour ma part, je n’ai pas décollé de mon bouquin.
?- Tu ne t’es pas préparée ?
– Je crois que je suis déjà prête, non ?
– Ecoute, tu étais habillée et maquillée de la même façon hier soir. Je ne suis pas
spécialiste du style “démonia”, mais j’en conclus que c’est ta tenue de journée.
– Tu ne crois que je vais déjà être assez mal à l’aise comme ça ? Et puis je n’ai aucune
idée de ce qu’est un look de soirée pour les gothiques !
– Fais un petit effort ! Tu as une bonne demi-heure, le temps que je finisse de me préparer.
Sur quoi, elle disparait à nouveau dans la salle de bains. Je passe dans ma chambre, ouvre la penderie, non pas pour jouer le jeu, mais pour préparer mon plaidoyer. L’instant d’après, je suis debout dans le salon. Laurine est face à moi et est en train de me dire :
– Tu vois, quand tu fais un petit effort !
Je me tourne vers le miroir, pour découvrir, avec stupeur, que je porte des cuissardes à talon haut, des bas auto-fixants, une micro-robe bustier en latex noir et de longs gants assortis et que ma croix est toujours en position sur le haut de ma poitrine. Niveau maquillage, si je pensais que c’était trop ce matin, je ne sais pas quel est le mot maintenant. J’ai un teint uniforme quasi blanc, ma bouche semble énorme et pulpeuse avec le rouge à lèvre rouge sombre dont elle est maquillée. Quant à mes yeux, ils sont toujours charbonneux, mais mes cils semblent faire trois kilomètres, et sont chargés de mascara au point de s’être rassemblés en petits paquets vaporeux. J’ai rassemblé mes cheveux en deux couettes de part et d’autres de ma tête, attachés par des liens en ruban rouge. Les couettes ont été bouclées au fer et font des anglaises qui frôlent mes épaules nues. Ma frange a elle aussi été bouclée et parait donc encore plus courte. Pour résumer, je sais désormais quel est look à adopter pour une soirée en boite. Bon. Inutile d’inquiéter Laurine, je me tourne vers elle pour lui dire :
– Tu aimes ?
– Ecoute, ce n’est pas exactement mon style, mais je suis étonnée que tu le portes aussi
bien, et que tu te sois adaptée aussi rapidement !
– Crois-moi, je suis aussi étonnée que toi, si ce n’est plus.
– Et moi, tu me trouves comment ?
Laurine est évidemment sublime. Elle a fait un chignon avec ses cheveux blonds naturels qu’elle porte aux épaules (lorsqu’ils sont détachés), a maquillé ses yeux bleus d’un fard du même ton et sa bouche d’un gloss transparent. Elle porte une robe argentée à fines bretelles qui lui arrive à mi-genou et des bottines gris clair. Elle porte un collant bleu électrique, et a peint ses ongles avec un vernis m&eac/p>

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